Tribune de Nicolas Kermabon : « L’histoire du droit, discipline menacée, est cruciale pour former de vrais juristes »
Nous nous permettons de relayer la tribune du professeur Nicolas Kermabon, publiée dans Le Figaro du 5 février 2022 : « L’histoire du droit, discipline menacée, est cruciale pour former de vrais juristes »
TRIBUNE – L’histoire du droit, discipline en difficulté au sein des facultés de droit, est plus que jamais précieuse, argumente le professeur des universités.
L’histoire du droit est une discipline méconnue et singulière. Depuis la fin du XIXe siècle, l’histoire du droit est, avec le droit privé et le droit public, l’une des trois branches du droit enseignées dans les facultés de droit. L’histoire du droit est ainsi enseignée pour des juristes et par des juristes, titulaires d’un doctorat en droit.
Son objet est d’étudier les institutions et les mécanismes juridiques des sociétés passées, qu’il s’agisse par exemple de l’Antiquité romaine, ou de l’Ancien Régime, en saisissant leur nature profonde afin d’éclairer les mécanismes de notre société. Il ne s’agit donc pas d’une pure érudition, mais d’une réflexion s’efforçant d’« éclairer les lois par l’histoire » (Montesquieu). De ce point de vue, l’histoire du droit apparaît moins comme « le droit du passé, que le passé du droit » (Jean-Marie Carbasse).
En dépit d’une vision purement technicienne du droit de plus en plus envahissante, l’histoire du droit est essentielle à la formation des étudiants en droit en contribuant à leur culture juridique et à leur hauteur de vue. Cette culture évite que les étudiants ne deviennent de simples techniciens, pour au contraire en faire de véritables juristes au sens plein du mot: capables de conseiller un client sur un contrat, de comprendre l’esprit de la règle de droit, ce qui nécessite une culture juridique solide de nature historique, mais aussi de saisir dans une pièce de Corneille, mort en 1684, une référence au Digeste (compilation du droit romain) ou à Accurse (célèbre juriste du Moyen Âge). Toute culture véritable est en effet avant tout une culture historique, selon le mot de Jean-Marie Carbasse.
Mais l’intérêt de l’histoire du droit dépasse de très loin le cadre académique. Nous n’avons en effet pas suffisamment conscience combien nos institutions juridiques sont tributaires du passé, et ce jusque dans le vocabulaire. Sait-on par exemple que le Conseil d’État créé en 1799, aujourd’hui au sommet de la justice administrative, est directement l’héritier du Conseil du roi de l’Ancien Régime ? Si par ailleurs notre droit privé provient du code Napoléon (1804), la codification napoléonienne était en réalité un compromis entre les principes de la Révolution et les solutions juridiques de l’Ancien Régime. Une partie du droit de l’Ancien Régime puisait d’ailleurs ses racines dans le droit romain de l’Antiquité qui est la matrice de la culture juridique de nombreux pays de l’Europe continentale, qu’il s’agisse de l’Allemagne ou de l’Italie. Il existe ainsi une culture juridique commune que partagent ces pays de tradition romaniste. Ce patrimoine commun européen, qui est un formidable atout dans les réflexions sur l’harmonisation de certains principes en Europe, est parfois sous-estimé dans les malentendus culturels et juridiques avec d’autres pays dont la tradition juridique est reliée à la Common Law.
La mise en perspective historique permet surtout de saisir la nature profonde des mécanismes juridiques et l’esprit qui les traverse. Plus que toute autre discipline, l’histoire du droit souligne que le droit est intimement lié au contexte moral et social d’une société (Ubi societas ibi jus). L’intensité des débats sur le mariage et la filiation qui ont eu lieu ces dernières années ont révélé l’importance du recul historique et du droit comparé dans le temps. La compréhension de la façon dont le code Napoléon avait inscrit le mariage dans un cadre institutionnel est ainsi essentielle pour comprendre comment les évolutions récentes ont déplacé le centre de gravité du mariage dans sa dimension contractuelle. Les fractures dans le débat public sur ces questions ne peuvent être comprises sans ces connaissances historiques et juridiques.
De ce point de vue, la vision historique du droit, soulignant les lignes de rupture et de continuité, apparaît comme un outil précieux pour prendre la mesure des grandes réformes juridiques qui se succèdent à notre époque à un rythme effréné. L’on ne peut que regretter que les historiens du droit ne soient pas davantage consultés par les parlementaires à l’Assemblée nationale ou au Sénat. Une telle hauteur de vue est aussi souvent un antidote contre certaines idées reçues : contrairement par exemple à ce que l’on entend souvent, l’histoire du droit des femmes n’a pas été une longue évolution vers le progrès, mais fut émaillée d’avancées et de reculs à l’image de mouvements de balancier.
Précieuse pour le présent, l’histoire du droit est enfin riche d’enseignement pour l’avenir. Pour s’en tenir à un seul exemple, les spéculations récentes sur la question de l’attribution de la personnalité juridique aux robots ou à certains éléments de la nature (forêts, fleuves) ne peuvent avoir lieu en ignorant les réflexions des juristes, au Moyen Âge puis au XIX siècle, qui ont abouti à attribuer la personnalité juridique à d’autres entités, à l’aide de la notion de personnalité morale.
Les menaces qui pèsent sur l’histoire du droit comme discipline universitaire sont ainsi d’autant plus regrettables. Les historiens du droit ont perdu depuis plusieurs années un nombre important d’heures de cours, ce qui a conduit à une réduction du nombre de postes d’enseignants-chercheurs (au concours d’agrégation de cette année, seuls deux postes sont ouverts à ce jour !). Il est ainsi impérieux d’attirer l’attention sur les dangers d’un affaiblissement de cette discipline dont la valeur ajoutée est essentielle pour l’université et plus largement notre société.